Alors que, comme le remarque Bakchich, aucun journaliste politique ne semblait s’en être avisé auparavant, les médias et Ségolène Royal s’avisent aujourd’hui qu’il pourrait y avoir de la fraude au Parti socialiste (Paul Quinio de Libération nous explique même comment tricher).
Secret de polichinelle bien évidemment : tous ceux qui s’intéressent un peu au PS (ou qui y ont des amis) savent que les scrutins y sont régulièrement entachés d’irrégularité. La réalité est que, dans bon nombre de fédérations, et notamment les plus grosses, c’est l’appareil fédéral qui maîtrise, qui « produit » le vote. Paul Quinio, dans l’article cité, explique comment on peut arranger les chiffres, le soir d’un vote, soit au niveau de la section, soit au niveau de la fédération. De telles histoires m’ont souvent été rapportées, au PS comme dans ses organisations satellites (MJS, UNEF…).
Mais je crois que concentrer sur ces éléments fait manquer l’essentiel, d’autant que compte tenu de l’incertitude forte qui a présidée à ce scrutin, il y avait beaucoup de scrutateurs des divers camps dans les sections et fédérations pour vérifier le bon déroulement des opérations électorales.
En effet, le contrôle le plus important de l’appareil sur la production du vote s’inscrit dans ce que Philippe Juhem appelle la « production notabiliaire du militantisme politique ». Dans un article de la Revue française de science politique (2006, vol. 56, n° 6), cet auteur démontre, chiffres à l’appui, que le parti socialiste est « engendré » par son occupation des collectivités territoriales (municipales en particulier), plutôt que ces succès ne puissent s’expliquer par la force locale du parti. En clair, le fait pour le parti d’occuper les institutions locales lui permettrait alors, grâce aux ressources dont il contrôle la distribution, de recruter un grand nombre d’adhérents.
Philippe Juhem calcule ainsi le rapport entre le nombre d’électeurs de Lionel Jospin dans une commune donnée et le nombre d’adhérents socialistes (ce qu’il appelle la « densité militante » – le terme « militant » me gêne ici en ce qu’il présuppose une activité politique qui me semble douteuse dans bien des cas). Plus ce rapport est faible, et plus il y a un nombre proportionnellement élevé d’adhérents. Ce ratio est très fortement variable (de 1 à 10 dans un même département) et ne peut s’expliquer par de simples variables socio-démographiques. Par contre, Ph. Juhem démontre que ce ratio est une fonction décroissante de la couleur de la municipalité : ce ratio tend à être significativement plus bas dans les communes dont le maire est socialiste que dans les autres.
Ainsi, les communes dont le maire est socialiste depuis 1989 (l’article a été écrit avant 2008), soit 4 % des sections, représentent à elles seules 16,1 % des militants socialistes et présentent un ratio électeurs Jospin/adhérents égal à 23. Pour comparaison, les mairies de gauche non PS (le plus souvent PCF) représentent 7,5 % des sections socialistes mais seulement 4,6 % des adhérents du PS.
Ce qui est plus intéressant encore, c’est l’attitude à l’intérieur du parti de ces adhérents en fonction de la couleur de la municipalité. Ainsi, dans les sections des communes socialistes depuis 1989, la motion Hollande a obtenu en moyenne 76 % des suffrages au congrès de Dijon (moyenne nationale : 60,8 %), et le « oui » l’a emporté à 63,1 % au référendum interne sur le TCE (moyenne nationale : 56,1 %). Dans les sections de communes gauche non PS, ces chiffres sont respectivement de 54,7 et 49,4 %.
On voit ainsi que lorsque le PS s’installe aux manettes d’une commune, non seulement il fait fortement augmenter les effectifs de sa section, mais en plus ces « troupes » sont fortement légitimistes. En tout cas sur la période étudiée dans l’article de Juhem, caractérisée par le mode de gestion de Hollande, qui s’appuie sur l’appareil plutôt que sur une ou des motions idéologiquement structurées pour dominer le PS.
Là où précisément le congrès de Reims est intéressant, c’est que l’appareil ne s’est pas engagé derrière un seul champion ; au contraire, il est divisé entre trois camps (Delanoë, qui « bénéficie » d’un soutien très tardif de personnalités – Jospin, Hollande… – plutôt que de troupes nombreuses, et qui a lui-même été incapable de « féodaliser » sa fédération, jusqu’à devenir minoritaire dans sa propre section ; Royal qui, dans la continuité de la présidentielle, bénéficie quoiqu’elle en dise du soutien de grosses fédérations notamment du Sud de la France : Bouches-du-Rhône, qui lui apportent au deuxième tour de l’élection du premier secrétaire son plus gros contingent de voix, Hérault – dont le prix s’est payé par une tentative de réhabilitation politique de Frêche par Royal, Aude [77,8 % pour Royal !], fédérations ultra-marines où la fraude semble avérée [plus de 92 % à la Réunion, soit tout de même 1571 voix], fédération du Rhône, etc ; et enfin Aubry, avec évidemment les poids lourds du Nord et du Pas-de-Calais, mais aussi de Seine-Maritime, aportée en dot par Laurent Fabius.). Hamon est sans doute le seul qui avait peu de fédérations pleinement engagées derrière lui, si ce n’est celle des Landes d’Emmanuelli.
Comment comprendre cette fragmentation de l’appareil socialiste, devenu incapable d’assurer sa propre cohésion ? Il me semble que ce phénomène remonte déjà à la primaire socialiste de 2006, où Hollande n’avait pas clairement pris parti et où chacun des candidats (DSK, Fabius, Royal) avait un bout de l’appareil dans sa manche. Au final, fait nouveau au PS, c’est l’ « opinion » (i.e., l’engouement des sondages et des médias) qui a fait la différence en faveur de Royal, par le truchement des cartes à 20 € (Royal doit une fière chandelle à Jack Lang).
Cette fragmentation dès 2006 s’explique à mon sens par le fait que, depuis 2002, le PS s’est retrouvé durablement sans leader naturel : de 1971à 1995, personne n’a pu sérieusement contester le leadership de F. Mitterrand (ce qui n’a pu empêcher les querelles d’héritier, comme à Rennes – mais qui étaient tolérées par le « vieux », peut-être parec qu’elles ne faisaient que renforcer son leadership) ; par la suite, c’est Jospin qui apparaissait comme le leader naturel. Or, Hollande est apparu comme incapable de « traditionnaliser » son charisme d’institution ; en d’autres termes, il n’a pas su mettre à profit son poste de premier secrétaire pour se forger une stature de dirigeant naturel du PS et donc de candidat en 2007.
Il faut ajouter un élément important et souvent passé inaperçu. En 1997, le PS avait réformé ses statuts pour « présidentialiser » le parti. Ainsi, avant 1997, le premier secrétaire était désigné au sein d’une direction élue à la proportionnelle des courants. Depuis 1997, le premier secrétaire est élu directement par les militants, non pas sur une orientation idéologique, mais sur une personne, dans une élection qui mime l’élection présidentielle sous la Ve République (scrutin uninominal majoritaire à deux tours). Il en est d’ailleurs de même pour les premiers secrétaires fédéraux et les secrétaires de section.
Or, depuis 1997, cette réforme n’avait pas produit ses effets, puisque à chaque fois, Hollande avait été seul en lice (hormis 1997 où Mélenchon, pour le geste, est candidat). Onze ans plus tard, elle produit ses pleins effets : le PS s’est présidentialisé, « cinquième-républiquisé » ; les affrontements peu ou prou idéologiquement justifiés d’autrefois se sont mués en affrontements purement personnels, avec l’élection présidentielle en ligne de mire. Sans l’élection au suffrage direct du premier secrétaire, la situation ubuesque du PS d’aujourd’hui ne se serait jamais produite : un premier secrétaire de consensus aurait été coopté par les différents courants. Ce ne serait peut-être pas préférable, mais au moins le ridicule aurait été évité. La cinquième République a tué le PS.
PS (justement) : on lira aussi avec profit l’ouvrage de Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, La société des socialistes, aux éditions du Croquant (2006), qui décrit de manière plus qualitative les mêmes logiques de notabilisation, professionalisation et présidentialisation du PS.